Balade – 30 janvier 2019

Se balader : prendre son temps sans aucun impératif majeur, errer, sortir, marcher, flâner.

Et si mon impératif majeur était de sortir, de marcher sous les flocons.

La neige souligne les formes, redessine le jardin, dispose des lumières et creuse les ombres, à la manière du soleil dans les pays du sud. Elle radiographie le capot des voitures, révèle leurs os de tôle ou trace des courbes gracieuses sur les carrosseries. Elle s’imprime des pas et des pattes. Dans un jardinet de rue, des muscaris pointent leur museau de champignon.
Des bouteilles écrasées sont éparpillées sur le trottoir, j’y vois des pigeons au bec-bouchon, avide de grappiller un peu de nourriture et sur le hangar à vélo de belles { } graphiquement molles. Une fillette joue dans la neige, accrochée à un parapluie bleu et rose. C’est Mary Poppins en technicolor. Les ginkgos gouttent en musique, plic, plic, ploc, plic, plic, ploc. Je lève les yeux, une escouade de pigeons griffe la lourde panse du ciel qui bedonne sur la cime des arbres. Les troncs des platanes relient leurs écailles au fil de chaîne de la pluie et l’église de la sainte famille plantée sur sa colline a l’air d’un bonhomme Folon robotisé. Curieux ces édifices monumentaux qu’on identifie de l’extérieur sans connaître le volume qu’ils enferment. Alors j’y entre. Le chœur est coupé des nefs par une librairie vitrée. Je passe devant le saint des saints en arrondissant les épaules. Le ver catholique lové au fond de ma mémoire enfantine s’agite. Il faut se signer devant l’autel. La nef de gauche est fermée par des portes vitrées, j’y vois une table en nappe et des chaises en demi-cercles concentriques. Dans cette église on rentabilise l’espace, le chœur aux saints, les nefs aux mortels et une boutique au milieu. Le curé a dû faire des études de managment.

J’aurais bien allumé un cierge pour notre planète, après tout c’est dieu qui l’a créée,
Mais de cierge à nul endroit n’ai trouvé, les troncs étaient tapés
Seuls trois bougies brûlaient
dans l’espace froid où dieu se plaît

Sous la pluie je continue ma foulée clapotante d’humain humide et croise une petite dame noire, sa canne et son caddie. Elle avance avec délicatesse sur les pavés glissants, concentrée mais souriante. Je lui dis qu’elle est belle de sa joie ! Puis dans l’allée d’un magasin Brico, je danse sur une musique irrésistible devant les masques et les gants. Un monsieur rieur s’arrête, me dit le titre du morceau et repart.
La joie, c’est quoi, marcher dans le froid, croiser un sourire, échanger deux mots, sentir son corps résonner de ses pas, absorber des images, être envies, en vie !

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Canal animal

Longer le canal entre les ponts Marie-Christine et van Praet sur la rive du Palais de Laeken. Le soleil à l’ouest me chauffe le dos. L’eau ridulée porte son lot de mouettes blanches. Elles ballottent mollement sur les vaguelettes.

Je croise un banc avec un homme et un pigeon. Le premier, tête baissée a l’air de dialoguer avec l’oiseau. Intriguée. Mon œil va du pigeon à l’homme, jeune, capuche, visage brun. Il redresse la tête à demi, son œil fendu jette un éclair métallique. Est-ce qu’il prévoit de trucider le volatile pour son souper ?

Après le pont du chemin de fer, j’emprunte l’ancien chemin de halage en contrebas de la route passante. De beaux arbres surplombent les murs d’enceinte de la propriété royale, armés de barbelés. Hé oui, en Belgique il y a un roi et toute sa smala. Ils ont besoin de beaucoup d’espace pour se loger et s’ébattre.

Les corneilles se fichent des clôtures. Elles logent chez le roi. Parfois elles s’envolent, font une boucle, brassent l’air, poussent des cris et retournent à leurs arbres d’attache. Je m’évertue à les photographier, guette leurs mouvements. Peine perdue, clichés ratés. Puis se passe quelque chose de vraiment spécial comme si ces drôles d’oiseaux prenaient conscience de ma présence. En mouvement concerté, elles me sortent le grand jeu, vol en éclat, en artifice, tournoient, virevoltent sur le canal puis rentrent au poste pour repartir aussitôt. J’ai envie de les applaudir et je sautille joyeusement sur le quai. J’assiste à un meeting aérien dans un ciel sans nuages avec soleil et feuilles d’or. Je suis spectateur d’honneur à la parade !

Je lève le camp. Le tram passe sur le pont van Praet, poursuit son trajet sur une dalle de béton lépreuse collée au centre commercial. En contrebas la route mène aux parkings et longe des grilles couvertes de bâches entre les colonnes de soutènement de la dalle. C’est là que je vois deux enfants postés derrière le treillis métallique, des oiseaux en cage. Je réalise qu’à cet endroit vivent des gens sous tentes. Des coups de marteau résonnent, on bricole là derrière. Je croise le regard d’un homme encostumé avec attaché-case qui descend la route pour rejoindre cette petite jungle.

Bruxsel Docks est une luxueuse bombe glacée sur lit de mendiants misère noire !

Docks

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Vie

Mammographie. Second cliché de vérification. Sourcils froncés de la praticienne et de son aide de camp. Je pars en miettes, en pelures. Je suis une masse dure mais une masse debout. « Tout va bien, Madame !»

Ma vie est suspendue au fil de leurs voix. Un chiffon qui reprend de l’éclat. Je rebrousse, je tangue vers la cabine. Je ne peux m’empêcher de dire à ces gens toujours pressés que hier une amie a appris qu’elle avait des métastases dans le bassin, qu’elle rechute, que l’épée a brisé le dos de la rémission.

Derrière l’église de Laeken, j’aperçois une grille large ouverte que je n’avais jamais remarquée. Je pense parc, arbres, bancs. Je tombe sur un cimetière, impérieux de pierres grises. J’avance poussant mon vélo dans les graviers, oblique vers la gauche et je le vois, un géant, un hêtre gulliver dont le tronc court se divise en 5 branches maîtresses, un arbre-chandelier. L’écorce a avalé un des 4 piquets de ciment qui bordent une pierre tombale déchaussée. Le cercueil et le corps doivent reposer dans un berceau de racines. L’homme ou la femme enterré là vit dans la chair de l’arbre. Brutales, des coliques me labourent le ventre. Mon émotion est descendue fissa et pistonne mes viscères. Me vider, me vider! Je pars sans me retourner.

Colis postal

Aller chercher un colis à la poste est chaque fois une épreuve de force. Il faut d’abord prendre un ticket craché par une pointeuse électronique. Elle délivre un numéro qui s’avère être toujours en-dessous de ce qu’on espère, très en-dessous. Quelques vingt-cinq personnes entre mon colis et moi. Alors on cherche une place assise. Il n’y en a pas. Le grand parallélépipède, rongé de lumières au néon, est bourré d’attente. Des corps noirs pèsent de leur présence granitique. On les dirait coulés de plomb sur des sièges de plastique fondus. Des mouvements s’ébauchent, certes. Debout, l’œil mi-clos, je lutte contre la torpeur ambiante. J’observe la plage hérissée de rochers sombres. Je me concentre sur quelques vagues, allers et retours à partir des guichets. Soudain sur le sable de carrelages piquetés apparaît une petite fille, les cheveux en désordre, un visage déterminé, têtu, sa maman dans son sillage. La gamine fouille les poubelles, en extrait des papiers froissés qu’elle dispose sur les présentoirs. Elle arpente la salle de son petits corps, de ses petites jambes, de ses cheveux de comète et tombe nez à nez avec une plus petite qu’elle, métisse, cheveux encore rares et toute de rouge, vêtue. Elles se regardent, se sourient. La comète ouvre les bras au chaperon. Le chaperon s’y précipite et elles se serrent un long moment sous les sourires des mères. Et le mien.

Histoire d’auras

Guichet de banque, attente. Un garçonnet se précipite à la table de jeu, suivi par sa mère. Elle pousse devant elle un gros ventre prometteur.

Dans la file, une dame très petite, la tête de guingois. Il émane d’elle une bulle rose. Son corps menu tremble dans ses vêtements blancs, ses cheveux blancs. Ma mère tremblait pareil, tenaillée par le démon parkinsonien. La petite dame tend difficilement le menton vers le haut pour atteindre l’arête du guichet derrière lequel est assis l’employé. Lui, en revanche, a une aura tendue, bleu électrique. Ses yeux noirs, Ses cheveux noirs, son costume noir tremblent, de la jambe invisible qu’il secoue sous son siège.

Deux agitations se font face. Désarroi contre impatience.

Nos aînés sont bien vulnérables dans ce monde qui leur échappe. Leurs auras fléchissent, se fragmentent, clignotent pour signaler leur fragilité. Leurs corps se concentrent autour d’un vide prêt à les accueillir.

La chouquette

Chez le boulanger, je commande deux baguettes (des pains français comme on dit en Belgique). Il est tard, il fait noir et j’ai faim. Je salive devant les pâtisseries et autres gâteaux croustillants et crémeux.

  • Autre chose, Madame ?

Ah ! Vil tentateur. Il a surpris mon regard vorace sur ses pâtes dorées.

  • Oui, je voudrais deux chouquettes.
  • Désolé mais ça se vend par dix.
  • Alors je n’en prends pas sinon je vais tout manger !

Tant pis je croquerai un morceau de pain pour calmer le monstre qui aboie dans mon estomac.

  • Ça fait trois euro cinquante, Madame !

Je lui tends la monnaie. Il me tend un sachet.

  • Et une chouquette pour la route !

Son grand sourire éclipse sa toque blanche, rebondit sur mon visage, m’ouvre les lèvres en un merci confus et joyeux.

Heureuse j’enfourche mon cheval d’acier en mordant dans ma chouquette. Le boulanger me fait un signe complice de sa vitrine illuminée.

 

Le caramel

Récemment, au théâtre, j’ai vu une marionnette engloutir un caramel. A la sortie, une coupe en verre, pleine des bonbons dorés au cœur de beurre fondant, s’offrait aux mains gourmandes des spectateurs. Je n’ai pas hésité une seconde. J’avais oublié le goût des caramels.

Alors pour le prochain supermarché, j’inscris sur ma liste : CARAMELS. J’en trouve et les teste immédiatement devant le rayon bonbons. Sont-ils aussi délicieux que ceux du théâtre ? Oui !

Je reconnais la caissière. Je la vois vieillir. Elle me voit vieillir. Nous nous sourions d’un air entendu, un sourire de connivence.
Au moment de payer, je lui propose un caramel.

  • Goûtez, c’est irrésistible !

Elle refuse, plus par politesse. Je suis sûre qu’elle en a envie ou alors c’est pure projection de ma part. Elle me tend le ticket. Je lui dis au revoir. Dans ses yeux je lis un merci muet pour cette petite attention.

Un caramel a posé un éclat doré dans nos regards et notre journée.

Monsieur Aydin

Le trottoir, pavés bleus, déchaussés, déploie ses portants de vêtements déclassés à trois euro. Il y a pléthore de pulls et manteaux. C’est l’hiver. Mr Aydin siège derrière sa table-comptoir, les yeux rivés à l’écran de son téléphone portable. La boutique est étroite et creuse par couches, par strates un millefeuille de lainages, chemises, pantalons, robes. Une caverne de nippes et d’odeurs. J’y trouve toujours quelque chose pour moi, pour le théâtre. Je suis toute embarrassée au moment de payer, j’ai oublié mon porte-monnaie. Mr Aydin me regarde. Ses yeux bruns pétillent dans la coupe lisse de son visage.

  • Pas de problème ! Vous me paierez la prochaine fois.

Dix minutes et je déboule pour régler mes trois euro de dette.

  • Mais ça ne pressait pas. Vous aviez le temps. Les gens qui viennent ici, je leur fais confiance.

Sa bouille se fend comme une pastèque en un sourire chaleureux, à vous allumer le cœur.