Je ne marcherai jamais dans les lignes blanches

Se balader : prendre son temps sans aucun impératif majeur, errer, sortir, marcher, flâner.
Et si mon impératif majeur était de sortir, de marcher sous les flocons.
La neige souligne les formes, redessine le jardin, dispose des lumières et creuse les ombres, à la manière du soleil dans les pays du sud. Elle radiographie le capot des voitures, révèle leurs os de tôle ou trace des courbes gracieuses sur les carrosseries. Elle s’imprime des pas et des pattes. Dans un jardinet de rue, des muscaris pointent leur museau de champignon.
Des bouteilles écrasées sont éparpillées sur le trottoir, j’y vois des pigeons au bec-bouchon, avide de grappiller un peu de nourriture et sur le hangar à vélo de belles { } graphiquement molles. Une fillette joue dans la neige, accrochée à un parapluie bleu et rose. C’est Mary Poppins en technicolor. Les ginkgos gouttent en musique, plic, plic, ploc, plic, plic, ploc. Je lève les yeux, une escouade de pigeons griffe la lourde panse du ciel qui bedonne sur la cime des arbres. Les troncs des platanes relient leurs écailles au fil de chaîne de la pluie et l’église de la sainte famille plantée sur sa colline a l’air d’un bonhomme Folon robotisé. Curieux ces édifices monumentaux qu’on identifie de l’extérieur sans connaître le volume qu’ils enferment. Alors j’y entre. Le chœur est coupé des nefs par une librairie vitrée. Je passe devant le saint des saints en arrondissant les épaules. Le ver catholique lové au fond de ma mémoire enfantine s’agite. Il faut se signer devant l’autel. La nef de gauche est fermée par des portes vitrées, j’y vois une table en nappe et des chaises en demi-cercles concentriques. Dans cette église on rentabilise l’espace, le chœur aux saints, les nefs aux mortels et une boutique au milieu. Le curé a dû faire des études de managment.
J’aurais bien allumé un cierge pour notre planète, après tout c’est dieu qui l’a créée,
Mais de cierge à nul endroit n’ai trouvé, les troncs étaient tapés
Seuls trois bougies brûlaient
dans l’espace froid où dieu se plaît
Sous la pluie je continue ma foulée clapotante d’humain humide et croise une petite dame noire, sa canne et son caddie. Elle avance avec délicatesse sur les pavés glissants, concentrée mais souriante. Je lui dis qu’elle est belle de sa joie ! Puis dans l’allée d’un magasin Brico, je danse sur une musique irrésistible devant les masques et les gants. Un monsieur rieur s’arrête, me dit le titre du morceau et repart.
La joie, c’est quoi, marcher dans le froid, croiser un sourire, échanger deux mots, sentir son corps résonner de ses pas, absorber des images, être envies, en vie !
Il y a foule devant les automates installés récemment à côté du commissariat de police dont la vitrine dévoile une salle d’attente et un guichet avec une agente et un homme maigre, sans chaussures, affalé dans un siège baquet. Dans mon dos, une femme noire enceinte tient son landau avec un très jeune enfant. Elle est cernée de bagages et d’hommes qui s’invectivent. L’un d’eux saisit le petit, le fourre dans les bras de sa mère et charge les paquets sur la poussette. Le groupe s’ébranle, la femme suit lourdement.
Devant le distributeur, un corps boudiné dans une djellaba bleue, signale qu’elle va prendre tout son temps. Une, deux cartes. A la troisième, ma voisine de file se retourne avec un regard ironique, me dit qu’elle est pressée, quelle part demain à Casablanca, qu’elle a besoin de cash. Enfin le dos bleu se tourne, les yeux ne regardent personne. Nous sommes transparents.
Je remonte la rue où je croise la même femme enceinte chargée du bébé qui patiente devant chez elle où les mêmes hommes palabrent dans l’entrée. Une grille dorée barre une fenêtre de cave, un barreau est tordu. J’y vois mon africaine entourée de ses partenaires masculins, des coqs à tête d’or.
J’avance comme un chien, reniflant les soubassements crasseux, reluquant dalles, pavés et herbes sauvages. Il n’y a pas d’échappée vers le ciel dans ces rues étroites. Une fenêtre au ras du trottoir est un tableau maritime, des toiles d’araignée dessinent les vagues d’une mer à peine agitée, un fragment de bois en guise d’esquif. On a les échappées qu’on cherche, un océan dans un sous-sol ! Je suis un trajet aléatoire, rencontre une ancienne vitrine commerciale transformée en habitation privée. Ceux qui y vivent l’ont garnie de béliers pelucheux, de l’œil bleu, magique et oriental et d’une affichette « Sprout to be Brussels ». Une sorte de publicité type pour une commune qui compte plus de 160 nationalités. Dans cet état de disponibilité, tout me régale même un assemblage de briques, de verre et de plâtre qui bouche un autre sous-sol. C’est pareillement beau et laid. A sa gauche, un gratte-pieds laisse imaginer ce qu’était la grille en fer forgé. Un pigeon assorti et pelé entre dans le cadre au moment de la photo. A l’angle de deux rues, une langue verte dans une mâchoire de métal est sertie dans le trottoir et un homme dubitatif me regarde regarder. Dans la superbe avenue Louis Bertrand, je me pose en point devant le signe interrogatif dessiné par la géométrie des buissons. Axe de fierté art nouveau de la commune, il compte en majorité de solides maisons pesantes affublées d’un néo-quelque chose. Premier étage, pierres claires et châssis bleu ciel, un lustre orange est allumé. Un théâtre cossu pour dames et drames d’intérieur. On pressent un chagrin en cocon.
A deux jets de cailloux, la rue resserre ses façades. Mes yeux retournent au sol. Une bogue s’orne de plumes, ange tombé ou oiseau crevé. Je sursaute en découvrant une peluche d’ours blanc sur l’appui d’une fenêtre. En arrière-plan, des oiseaux chanteurs sur film plastique. L’enfant a probablement sa chambre derrière cette vitre. Son ours dit « Me voulez-vous ? ». Il est confié au hasard d’une adoption. Du moins c’est ce que je me raconte. De cet amour que nous nourrissons pour les animaux quand nous sommes petits et qui s’étiole dans l’indifférence à l’âge adulte. J’ai le cœur gros en pensant aux espèces qui disparaissent les unes après les autres. Puis je croise le balayeur africain de ma rue. A son chariot-poubelle est accrochée une peluche tigre sale et pelée. Un sursis symbolique pour une autre espèce en disparition !